Par Joseph Ndzomo-Molé.
   «Encore?» demandera-t-on en entendant, une fois de plus, parler de Nkoltomo 2. À quoi je répondrai, invariablement:«Toujours». «Il y a pourtant mieux à faire !» répliquera-t-on. Mais pour qui donc y a-t-il mieux à faire ? Il y en a qui ont intérêt à ce qu’on ne parle pas ou qu’on ne parle plus de Nkoltomo 2 :«Tíd ibē ya há tē kōlö », dit Kúla la Tortue, pressant la gent animale à tuer au plus vite Nkó’o, l’Antilope, tombé dans la fosse – le gibier pris au piège de la fosse ne parle : si on le laisse parler, sa viande deviendra amère. Car il y a des vérités que le Criminel a intérêt à ne pas laisser la Victime ou le Témoin dire. Il faut donc donner au Curieux l’impression qu’il importe de passer urgemment à autre chose, qu’à vouloir revenir sur le sujet du Village, on éloigne de l’essentiel. Mais le Village est-il de si peu d’importance ? Le Village, il est vrai, c’est la Famille : le Fils, le Père, la Mère ; c’est l’unité éthique sous sa forme la plus élémentaire, la plus sentimentale, la plus violente aussi, l’amour comme nous le dit Hegel dans les «Principes de la philosophie du droit ». L’amour qui lie au Village est un thème de tragédies chez Eschyle, Sophocle, Euripide . Au-dessus du Village, très au-dessus, il y a l’État, l’unité éthique sous sa forme la plus élevée, la plus rationnelle parce que la Loi en est le socle, comme la Coutume est le socle du Village:« Dans l’État, l’amour n’a plus sa place, car dans l’État, on est conscient de l’unité en tant qu’unité de la loi».
    L’État, au sens dialectique du terme, dépasse donc le Village. Dans l’idée de «dépasser» ( « aufheben »), il y a celle de conserver. Ainsi, la fleur conserve quelque chose du bouton, comme le fruit conserve lui-même quelque chose de la fleur. C’est pourquoi l’État, à travers la Constitution, norme suprême du Pays, protège la Famille ; le statut universel du Citoyen ne supprime pas celui, particulier ou même singulier, du Fils de la Tribu ou du Clan : le Fils ne meurt pas dans le Citoyen . Si Rodrigue a à choisir entre sa Patrie et sa Famille, le choix est vite fait : la Patrie avant tout. Comme le fils Horace, vainqueur des Curiaces, il tuerait sa sœur parce qu’elle l’a maudit d’avoir, au nom de Rome, tué son fiancé :« Abi hunc cum immaturo amore ad sponsum, oblita fratres, oblita patria » – Va-t-en d’ici avec ton amour intempestif rejoindre ton amant, toi qui as oublié tes frères, oublié ta patrie. Mais le choix portant entre son propre père, Don Diègue, et Don Gormas, le père de sa  fiancée , la situation change du tout au tout. C’est Molé Éloundou, mon arrière grand-père paternel, qui me parle depuis la tombe où on l’a enterré en 1926; c’est mon grand-père paternel, Éloundou Laurent, mort en 1984 – j’étais celui sur qui il avait placé tous ses espoirs, et il y croyait fermement : le soufflet infligé à la Famille, les Mbókání et l’arrondissement d’Obala, doit être vengé dans le sang, quelque grand seigneur et non moins grand manieur d’épée l’auteur de l’offense soit-il :
« Ô rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie. N’ai-je donc tant vécu que pour cette infâmie ? Et n’ai-je blanchi sous les travaux guerriers que pour voir flétir tant de lauriers ? Mon bras qui tant de fois sauva cet empire, tant de fois affermit le trône de son Roi, trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi ? Ô triste souvenir de ma gloire passée, œuvre de tant de jours en un jour effacée »…
   Je me sens dépositaire de l’épée familiale :
 « Va, cours, vole et nous venge ».
   Tous les ingrédients sont ici réunis pour une tragédie digne d’un Corneille. Un homme, Jean-Bernard Ndongo Essomba, se lève un beau jour de 1980 ; il achète la propriété, soixante-dix hectares et Palais secondaire compris, du Chef Simon Étaba Okala, souverain des Mbókání et des Bekaha, deux clans Etón classés Bëtí, c’est-à-dire patriciens, par opposition aux Bëluá, clans présumés d’origine servile. Pour un chercheur et peut-être philosophe existentialiste comme moi, cette division des clans en nobles et en roturiers n’a nul fondement objectif : il n’y a pas de quoi s’en vanter, ou en éprouver des complexes d’infériorité. Comment peut-on, aux Vingtième et Vingt-cinquième siècles, continuer à se préoccuper des considérations archaïques telles que les branches nobles et ancillaires de la Tribu ? C’est le travail personnel, non l’origine réelle ou mythique de l’Ancêtre, qui détermine la valeur de l’individu. Le site acheté, personne n’en doute, relève de l’arrondissement d’Obala au moment où ce marché est conclu : il correspond au numéro 1446 dans la liste des personnes indemnisées à Nkoltomo 2 à l’occasion du passage de la Nationale numéro 4. Le nom qui y figure, à Nkoltomo 2 précisons-le, est celui d’Étaba Paul, petit-fils du Chef Simon Étaba Okala. C’est le terrain actuel de Monsieur Ndongo Essomba à la Borne 50 de la Route nationale numéro 4. D’ailleurs, le tout premier Conseiller municipal de Nkoltomo 2, Mbassi Bonaventure, y a habité : il fut élu en 1955, lors du premier mandat, sous le Maire Andjongo Robert. J’ai une photo qui le prouve. La mégalomanie de Monsieur Ndongo Essomba, des années après, a cependant pris une tournure inattendue : elle l’a empêché de se reconnaître administré d’Obala et de Nkoltomo 2. Pis, allant plus loin que le Goliath de Père aux prises avec le David de Ndzomo Molé, les Enfants, avec l’appui, entre autres, du Ministre Atanga Nji et de Monsieur Patrick Simo Kamsu, Préfet de la Lékié, ont obtenu la création, sur la rive droite de la rivière Doua, d’un village rattaché pour la cause à l’arrondissement de Sa’a, et baptisé Nkol Ebae. Tout est ainsi mis en place pour brouiller les cartes, pour étouffer dans l’œuf les démarches que j’ai entreprises afin d’annuler les Titres fonciers de Monsieur Ndongo Essomba à Nkoltomo 2, mon village natal. Avec l’Argent, veut-on nous faire savoir, on peut tout, et sans Argent, on ne peut rien ; avec l’Argent, sous le Renouveau tel qu’on veut nous en laisser l’image, non tel que la doctrine en a été professée par qui de droit, Puissance vaut mieux que Vertu ; la Justice est du côté de la Force, non de celui de l’Équité. On voudra sans doute évoquer Machiavel et l’idée de «réalisme politique ». Ça, c’est le Machiavel dont on parle et que l’on refuse de lire. Celui qui a écrit «le Prince» n’enseigne pourtant pas qu’il serait judicieux de conseiller à un  collaborateur, Ministre de l’Admistration territoriale ou Préfet,  de gouverner à la place de qui de droit, par exemple de partager le territoire national à la convenance de qui que ce soit. Un bon Prince, dit Machiavel, est doté d’un cerveau de premier degré au moins : à défaut de pouvoir concevoir, il comprend au quart de tour ce qu’on lui explique ; et c’est à la qualité des cerveaux de ses collaborateurs que l’on devine la qualité du sien. Sinon, dit Machiavel, le Prince deviendrait le jouet de ses Ministres et autres collaborateurs.
   Dans le système des représentations politiques, la symbolique du Pouvoir renvoie à la figure du Lion, qui est souvent associée à celle du Renard. Chez un théoricien comme Machiavel justement, il y a même carrément association du Lion et du Renard ; le Prince a les qualités de fauve :« Donc, puisqu’un Prince est obligé de savoir imiter les bêtes en même temps, il doit surtout prendre pour modèles le Lion et le Renard : le Lion ne sait pas éviter les filets ; le Renard ne sait pas se défendre contre les Loups. Ceux qui se contentent d’être Lions manquent d’intelligence » («le Prince», chapitre Dix-huit).
   Le Lion désigne la force de frappe, et le Renard, l’intelligence politique. C’est dans la combinaison de l’une et de l’autre que consiste le Pouvoir. La Ruse sans la Force est vide, et la Force sans la Ruse, aveugle. Le Président Biya est couramment assimilé au Lion. Un camarade de lycée, magistrat, fut traduit au Conseil supérieur de la Magistrature, présidé par le Chef d’État. Son témoignage est que l’homme, assis et vous fixant pour vous laisser parler, ressemble au Lion. L’impression de mon condisciple aura donc été que le Président, dans l’exercice de ses fonctions, est l’incarnation de la Force et, on le devine, de la Ruse puisque son regard sonde votre âme : lorsque vous comparaissez devant son autorité, vous éprouvez le sentiment que vous êtes à sa merci, que votre sort dépend de son bon vouloir ; il dépend de lui que vous passiez du non-être à l’être. Ce pouvoir tient en partie au charisme de l’homme. Mais il est en grande partie structurel : il le tient de la Constitution. Ça signifie que tout pouvoir exercé par un grand fonctionnaire dans la République, c’est le Chef de l’État qui en répond au bout du compte ; c’est lui qui est, devant le Peuple et devant l’Histoire, comptable de sa gouvernance au jour le jour : c’est lui qui nomme aux hautes fonctions. Une très haute personnalité de la République par exemple, dont le Président Biya fut du reste le Secrétaire général dans un ministère, un administrateur civil au-dessus de qui il n’y en avait pas en expérience professionnelle, en expertise ni en force de travail, engagea des pourparlers décisifs avec une puissance étrangère. Cela, malgré la très haute confiance dont il bénéficiait auprès du Prince, ou plutôt à cause d’elle, lui valut d’être relevé de ses fonctions de Ministre des Affaires étrangères : le Pouvoir ne se partage pas. Dans «les Contes d’Amadou Koumba », Bouki la Hyène fut puni à mort pour avoir porté les sandales de Gayndé le Lion. Monsieur le Ministre Paul Atanga Nji, Ministre de l’Admistration territoriale, occupe actuellement des fonctions régaliennes : il ne lui appartient pas de procéder à l’élargissement du territoire administratif de Sa’a et à la diminution de celui d’Obala, pour son propre plaisir ou celui d’un ami, d’un allié. Cela revient tout simplement à discuter le Pouvoir au Chef d’État, à lui discuter avec plus ou moins de succès le monopole de la violence physique légitime, pour adopter le vocabulaire de Marx Weber. «Coup d’État » est le seul terme qui convienne à un tel scénario, qu’il réussisse ou non. Le Président de la République voit-il venir les Conjurés ? A-t-il pris un décret transférant une partie du territoire administratif d’Obala au territoire administratif de Sa’a ? Dans le décret du 14 décembre 1957, la rétrocession du territoire nouvellement créé a bel et bien eu lieu. Le texte stipulait clairement :« La Subdivision de Sa’a se trouve ainsi diminuée de celle d’Obala »; et c’est signé d’ André-Marie Mbida, Premier Ministre, Chef de l’État autonome du Cameroun. Sans un tel Décret, le texte qui crée un village de l’arrondissement de Sa’a à la Borne 50, c’est-à-dire Nkol Ebae à Nkoltomo 2 dans l’arrondissement d’Obala, est nul, sans effets. J’ai le droit, en attendant, de m’y opposer comme à tout acte justifiant une résistance à l’oppression.
   Qu’en pensent d’ailleurs l’élite et les Élus d’Obala, Monsieur le Maire Simon-Pierre Édiba surtout, Chef de l’Exécutif communal ? C’est à lui, un cadet bienveillant et généreux, que je m’en tiens. Se pourrait-il qu’il agisse dans l’ombre, à couvert ? Craint-il d’agir à découvert, ligoté qu’il serait par la promesse d’une plus grande promotion ? En principe, la prise des fonctions comme Maire de Commune est chose éminemment prestigieuse : elle mérite amplement une prestation de Serment, un engagement solennel à respecter et défendre le territoire de son commandement. Nous avions combattu l’un à côté de l’autre, moi devant, poitrine ouverte, lui en retrait mais visible, lorsque les héritiers de Monsieur Ndongo Essomba ont tenté de falsifier le Document et le message annonçant les obsèques officielles du grand commis de la politique et non moins grand collaborateur du Chef de l’État dans un village de l’arrondissement d’Obala. Nous avons eu gain de cause ; j’ai exprimé ma joie au Petit-frère quand j’ai été au courant de la retentissante réception qu’il a, avec succès, organisée chez lui à Nkometou au soir de ces obsèques réussies. Il a été à l’honneur ce jour-là, ainsi qu’en témoigne son discours de Maire hôte , à la page 27 du Document sur les hommages que l’homme, au bout du compte, n’aura pas tout à fait démérités. Si ces obsèques n’ont pas eu lieu dans ton territoire, mon cher Simon-Pierre, pourquoi y auras-tu été à l’honneur quand tout y était fait, même et surtout par ceux que le bon sens recommandait de t’y épauler, pour que tu y fusses à l’ombre, et que ton confrère de Sa’a y brillât de mille feux ? De quoi aurais-tu honte ou peur aujourd’hui ? Il n’y a, dans ce Document irremplaçable, que deux personnalités en écharpes d’Élus : le défunt, dans des photos renvoyant au passé, et toi, Simon-Pierre Édiba, Maire du jour, dans une photo du jour. C’est le passé face au présent; l’un a clôt son passé, l’autre a encore l’avenir devant lui : passerez-vous dans la mémoire collective comme le Maire sous qui la mutilation d’Obala a honteusement eu lieu, qui a laissé accomplir le dessein funeste de l’homme dont le rêve fut jusqu’au bout de diminuer la superficie et le prestige d’Obala au profit de l’arrondissement de Sa’a ? Vous avez dit un jour à la Télévision nationale quelque chose qui m’a marqué : «Monatélé est le chef-lieu de la Lékié, mais Obala en est la Métropole».
 Nkoltomo 2, Obala, le 7 octobre 2023.
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