Par Innocent Ebodé

Je suis comme beaucoup de gens du métier, une sorte de rat d’égoût qui a pour terrain de chasse les kiosques et autres bibliothèques. J’aime quelquefois flâner dans ces entrepôts de livres et de revues à la recherche d’un roman, d’un essai, ou d’une biographie qui me feraient passer du bon temps, et me permettrait du même coup d’échapper à la mécanique routinière d’un quotidien souvent stressant.

 

L’autre jour, je suis tombé un peu par hasard sur un livre dont le titre m’a immédiatement conduit à poser l’acte d’achat : « L’art du mensonge en politique. » Le livre m’a d’autant plus intéressé que son auteur, Jonathan Swift, avait bercé mon enfance avec « Les voyages de Gulliver », un aventurier que ses pérégrinations conduisaient tantôt au pays des nains [Lilliput], tantôt au pays des géants. Tomber sur cet auteur qui a enflammé les rêves du gosse que je fus, a rendu quelque peu nostalgique, le passionné de littérature d’aventures que j’ai été: « Robinson Crusoé » de Daniel Defoe qui raconte l’histoire d’un jeune homme que ses aventures extraordinaires vont mener à la rencontre des pirates de mer, des cannibales, etc., avant d’échouer dans une île déserte ; « l’Ile aux trésors » de Robert Louis Stevenson qui a certainement inspiré ce grand film qu’est « Pirates des Caraïbes » ; « Moby Dick » de Herman Melville qui met en scène l’épique combat opposant un immense requin blanc redoutable à l’équipage d’un baleinier déterminé à tuer le squale…

 

Je découvre donc, que Jonathan Swift, l’auteur que j’admirais jadis pour ses romans d’aventures était tout aussi doué pour les essais politiques. La plupart des hommes politiques, et singulièrement les chefs d’Etat, ont dû lire « L’art du mensonge en politique » comme ils ont certainement lu « Le Prince » de Nicolas Machiavel. Les deux ouvrages ont en commun d’avoir rationalisé le cynisme dans la pratique du pouvoir.

 

« L’art du mensonge en politique » est une sorte de recette de cuisine politique qui détaille les ingrédients qui, une fois réunis, font du mensonge, un redoutable outil de pouvoir. Swift considère l’humain comme le réceptacle d’une influence divine [vérité] et méphistophélique [mensonge] : « L’âme est de la nature d’un miroir planocylindrique; un Dieu tout puissant a fait le côté plat de ce miroir et ensuite le démon a fait l’autre côté qui a une forme cylindrique. Le côté plat représente les objets au naturel et tels qu’ils sont véritablement ; mais le côté cylindrique doit nécessairement, selon les règles de la catoptrique, représenter les vrais objets faux et les faux objets vrais. Que le cylindre étant beaucoup plus grand et plus large, reçoit et assemble sur sa surface une plus grande quantité de rayons visuels ; que par conséquent tout l’art et le succès du mensonge politique dépend du côté cylindrique de l’âme. »

 

Il en découle donc une démonisation du pouvoir et des actes de pouvoir qui s’inscrit clairement à rebours de l’idée selon laquelle tout pouvoir viendrait de Dieu, Dieu étant Vérité.

Swift a élaboré une typologie des mensonges politiques. Il y en a sélectionné trois :

– Le mensonge de calomnie : « […] C’est celui par lequel on dépouille quelque grand homme de la réputation qu’il s’est acquise à juste titre de peur qu’il ne s’en serve au détriment du public. » Cela ne vous rappelle rien ? La lutte contre la corruption et les détournements de fonds publics sont à ranger dans cette catégorie.

 

– Le mensonge d’addition ou d’augmentation : « [Il] donne à un grand personnage plus de réputation qu’il ne lui en appartient et cela pour le mettre en état de servir à quelque bonne fin qu’on a en vue. » Tous ceux qu’on présente comme des hommes providentiels en Afrique, sont la résultante d’une stratégie visant à présenter les choses telles, que sans eux, on court à la catastrophe. D’où les multiples réélections, et les ajustements constitutionnels à répétition qui sont destinés à rendre le plus élastique possible le règne du groupe politique dominant.

-Le mensonge de translation : « C’est celui qui transfère le mérite d’une bonne action d’un homme à un autre homme. » C’est ainsi que la victoire d’une équipe nationale de football ou la distinction d’un valeureux cinéaste à un grand festival de cinéma, ne sont pas le fait du talent des sportifs ou des artistes. Tout n’est possible que grâce à la très haute clairvoyance, à la suprême magnanimité de celui sans le très haut patronage duquel rien de grand ne peut se faire. Les buts de Vincent Aboubakar, il ne les marquerait que par procuration, inspiré par qui on sait. Les trophées du cinéaste Mahamat Saleh Haroun, il ne les remporterait que grâce à un « grand quelqu’un », comme on dit dans les bas-fonds de N’Djaména.

 

Swift suggère qu’il faut de temps en temps marquer une petite pause dans le mensonge politique, pour se donner la liberté et le droit de mentir plus tard au peuple : « Il faut que le parti qui veut rétablir son crédit et son autorité s’accorde à ne rien dire et à ne rien publier pendant trois mois, qui ne soit vrai et réel. C’est le meilleur moyen pour acquérir le droit de débiter des mensonges les six mois suivants. Mais j’avoue qu’il est presque impossible de trouver des gens capables d’exécuter ce projet. »

 

Et puis, ce n’est pas la peine de trop mentir d’un seul coup, le risque étant grand que les mensonges groupés ne produisent pas les effets escomptés : « Ce n’est pas le meilleur moyen d’en faire accroire au peuple que de vouloir lui en faire avaler beaucoup tout d’un coup ; quand il y a trop de vers à l’hameçon, il est difficile d’attraper des goujons. »

 

Mais on peut faire de la politique sans mentir. Sauf qu’« il est incontestable que ce sont plutôt des menteurs éhontés et récidivistes qui parviennent à être élus aux plus hautes responsabilités », comme le souligne Thomas Guénolé, auteur du « Petit guide du mensonge en politique.

 

Mentir serait donc inscrit dans l’ADN des hommes politiques. Ils mentent comme des arracheurs de dents. Swift, comme indiqué supra, a théorisé avec une précision chirurgicale, le mensonge en politique. Mais dans l’imaginaire populaire, les politiques sont déjà connus comme n’étant pas les grands diseurs de vérités. Dans nos villages, campagnes et quartiers, nul besoin d’avoir lu « l’art du mensonge en politique » pour savoir que les « gens d’en haut », autrement dit, ceux qui nous gouvernent, sont en général de fieffés menteurs.

Il n’est pas rare d’entendre dans certains milieux paumés, des conversations de bistrot du genre : « Mebara, ne me fais pas la politique. Depuis là tu me tournes, tu me jongles. Mais je ne vois pas mon argent. ».

Et Mebara de rétorquer : « Obama, il faut arrêter ça. Toi-même tu ne me fais pas la politique ? Depuis que tu as pris ma sœur, tu ne fais que lui bombarder les enfants. La dot, tu ne paies pas. Le mariage, on ne voit pas. Parce que je te dois un pauvre petit 5 000, tu dis que je te fais la politique. »

Vous qui voulez faire carrière en politique, sachez ce qu’il vous reste à faire. Vous devez surtout travailler à ne pas souvent dire la vérité. Dire le contraire de la vérité est une assurance-vie pour réussir en politique.

Quand vous battrez campagne dans votre bled pour être élu député, dites aux foules que vous allez construire des ponts sur des rivières qui ne coulent nulle part. Dites aux aveugles que vous allez leur distribuer des téléviseurs Samsung dernier cri. Déclarez aux musulmans que vous allez leur assurer la manducation gratuite de la viande de porc. Promettez aux prêtres et aux bonnes sœurs que vous leur mettrez à disposition des cartons de préservatifs à titre gratuit. Annoncez aux parents que vous allez construire au profit de leurs rejetons, des fontaines sur toutes les places publiques d’où couleraient de l’orangeade, du chocolat et de la barbe à papa.

Vous serez assurément élu à 110%.

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